Les deux massacres
de Lavaur

Lavaur, printemps 1211

 

Entre le lit de l’Agout et le ravin de Narivel, la ville est protégée par d’imposants remparts de brique. Le chemin de ronde est assez large pour que les guetteurs y circulent à cheval. Le périmètre de l’enceinte est si vaste que l’armée ne parvient pas à l’encercler.

Les premières chroniques, écrites sous les tentes de la croisade, révèlent la perplexité des chefs croisés. « Les nôtres mirent le siège d’un côté seulement car leurs effectifs ne leur permettaient pas d’assiéger de toutes parts. Il y avait dans la cité une foule innombrable d’hommes fort bien armés. Les assiégés étaient plus nombreux que les assiégeants. »

À la différence de Minerve ou de Termes, Lavaur n’est ni un bourg fortifié ni une citadelle des cimes. C’est une grande ville, solidement défendue par une population nombreuse et de puissantes machines de jet prêtes à se mettre en action.

 

*
* *

 

La fièvre s’est emparée de Toulouse. La guerre est toujours sur les anciens territoires de Trencavel, mais elle est proche de notre ville. Lavaur est à moins de deux journées de marche vers l’est. Exaltés par les prêches de Foulques, les hommes de la Confrérie blanche décident d’aller participer au siège dans les rangs de la croisade.

Informé de leur projet, je quitte précipitamment le château Narbonnais pour aller en ville tenter de les dissuader.

Étendards au vent, les cavaliers s’apprêtent à franchir la porte Saint-Étienne, lorsque je surgis, les bras écartés, pour me mettre en travers de leur chemin.

— Il faudra me passer sur le corps !

La petite troupe s’arrête, interloquée. Passé le premier moment de stupeur, les hommes tournent bride et repartent au trot vers une autre sortie pour aller à Lavaur se mettre sous les ordres de Simon de Montfort. Blessé par l’insolence des miliciens de Foulques, je rejoins les capitouls dans la tour Charlemagne. D’un commun accord, nous décidons d’interdire toute vente de denrées ou de matériel aux fournisseurs de la croisade.

— C’est une décision juste mais purement symbolique. L’armée a déjà constitué ses réserves, nous fait observer Bernard Bonhomme.

— Pour faire contrepoids à la Confrérie blanche, nous devons envoyer des renforts au secours de la ville, préconise Raimond de Ricaud.

Il me demande l’autorisation d’aller rejoindre le mari de sa fille, Guillaume de Sais, qui fait partie des défenseurs de Lavaur. Hugues d’Alfaro nous presse de décider :

— Il faut faire vite. Tant que le siège n’est pas refermé, nous pouvons encore faire passer des hommes, mais dans quelques jours, il sera trop tard. Plus d’un millier de soldats sont en chemin. Ils viennent de Carcassonne. Quand ils seront à Lavaur, la ville sera coupée du reste du monde.

— Attaquons ces chiens !

C’est la voix rocailleuse du Comte roux. Raimond Roger de Foix entre dans la salle, accompagné de son fils. Roger Bernard est aussi belliqueux que son père. Hier, je supportais difficilement leur violence. Aujourd’hui, elle me réconforte.

Nous arrêtons un plan que nous menons immédiatement à exécution. Le comte de Foix et Guiraud de Pépieux vont tendre une embuscade dans les collines, entre Carcassonne et Lavaur. Ils attaqueront par surprise les renforts qui cheminent sous les ordres de Nicolas de Bazoches pour rejoindre la croisade. Au même moment, Raimond de Ricaud et une troupe de cavaliers toulousains tenteront de passer entre les positions des assiégeants pour entrer dans Lavaur et renforcer la garnison. À l’appui de ces manœuvres, je ferai diversion en allant rencontrer Montfort près de son camp. Pour ne pas risquer de tomber dans un piège, il viendra sous bonne escorte. L’infiltration de Raimond de Ricaud et le guet-apens du Comte roux en seront facilités. Le désagrément d’une nouvelle entrevue avec Simon de Montfort est pour moi compensé par le plaisir de le duper.

 

Tout se déroule comme nous l’avions prévu. Les chefs de la croisade et leurs principaux chevaliers, puissamment accompagnés, viennent à ma rencontre. Raimond de Ricaud et la troupe qu’il conduit en profitent pour entrer dans Lavaur, pendant que Raimond Roger de Foix et ses hommes prennent secrètement position sur les flancs d’une colline boisée, guettant l’arrivée des renforts.

Sous sa grande tente dressée pour notre entrevue, Simon de Montfort se montre plus arrogant que jamais. Apprenant que mon sénéchal et les hommes qu’il conduisait sont parvenus à passer les lignes et à rejoindre Lavaur, il m’accuse de fourberie. Pierre de Courtenay s’efforce d’apaiser son chef et me supplie de me soumettre aux volontés de l’Église. Je l’écoute patiemment. Mon silence attentif l’encourage à poursuivre son sermon. Plus il parle, plus le temps passe et plus grandes sont les chances de réussite de l’embuscade tendue dans le sous-bois de Montgey, à quelques lieues d’ici, sous les ordres du comte de Foix.

Après en avoir appelé à ma sagesse, Pierre de Courtenay invoque nos liens familiaux pour m’inspirer confiance. Je ne contiens plus mon amertume.

— Messire, la dernière fois que je vous ai entendu tenir ce langage, c’était à Carcassonne, il y a deux ans, devant les remparts de la ville. Vous aviez convaincu mon neveu, votre cousin, Raimond Roger Trencavel. Il est mort de vous avoir cru.

— Il était vaincu ! hurle Simon de Montfort.

Des cris d’appel aux armes interrompent la réunion. Les sergents relèvent les pans de toile de la tente : un jeune homme ensanglanté gît dans l’herbe de la clairière. C’est un chevalier de l’armée de renfort. À bout de forces, il raconte le massacre auquel il a échappé. Tous ses compagnons sont morts. Ils ont été attaqués par surprise à Montgey, là où Raimond Roger de Foix avait tendu son guet-apens.

Montfort crie ses ordres. Les chevaliers croisés montent en selle. Les Toulousains m’aident à enfourcher mon cheval et se regroupent autour de moi pour prévenir toute tentative hostile.

Dans les yeux de Simon de Montfort, la fureur a fait place à la stupeur. Je lis dans son regard l’étonnement de découvrir que j’ai décidé de me battre. Il enfonce son heaume et s’élance vers Montgey. Je repars vers Toulouse en sachant que, désormais, nous ne nous reverrons que les armes à la main.

 

*
* *

 

Dès le lendemain, nous sommes en possession des premiers témoignages rapportés aux chroniqueurs dont les textes sont copiés par quelques clercs que je soudoie. À leur lecture, je mesure l’ampleur de la première grande défaite infligée à l’armée du Nord. Les plumes qui ont chanté les massacres commis par les Croisés s’indignent aujourd’hui du sang versé.

Ô cruelle trahison, ô rage des impies, ô bienheureuse assemblée de victimes, ô mort des saints, précieuse aux yeux du Seigneur.

Ces artisans de trahison, le comte de Foix, Roger Bernard, son fils et Guiraud de Pépieux, accompagnés de plusieurs hommes du comte de Toulouse, se mirent au guet avec d’innombrables routiers à Montgey.

Quand ils virent s’approcher les Croises qui se dirigeaient de Carcassonne vers Lavaur, ils profitèrent de ce que les nôtres étaient sans arme et ne soupçonnaient pas une telle trahison pour se jeter sur eux, les massacrer en grand nombre et emporter l’argent de leurs victimes à Toulouse, où se fait partage du butin.

Les poètes chantent la bataille.

Tant de flanc que de face, ils déboulent, ils attaquent.

Allemands et Frisons s’arc-boutent, se défendent,

Résistent bravement dans un bosquet feuillu

Mais je ne peux cacher l’amère vérité :

Ils se font à la fin étriller d’importance

Les paysans du lieu, accourus, les achèvent

À coups de pieu, de faux, de bâton et de pierre.

Ces enfants de putain paieront le sang versé !

 

On raconte aussi comment Roger Bernard de Foix, le fils du Comte roux, a participé sauvagement à sa première bataille, sans faire de prisonniers : aucun ennemi, quel qu’il soit, n’a pu trouver grâce.

Un prêtre croisé chercha asile dans une église voisine, afin que, s’il mourait pour l’Église, il mourût aussi dans l’église. Cet horrible traître, Roger Bernard, fils du comte de Foix et héritier de la perversité paternelle, osa pénétrer dans l’église et, marchant sur lui :

— Qui es-tu ? demande-t-il

— Je suis croisé et prêtre.

— Prouve-moi que tu es prêtre !

L’autre rabat son capuchon et lui montre sa tonsure. Le cruel Roger Bernard, sans égard pour le caractère sacré, ni du lieu ni de la personne, leva la hache bien aiguisée qu’il tenait à la main et frappa de mort le prêtre au milieu de sa tonsure.

Avec soulagement, nous apprenons que Montfort et les siens sont arrivés trop tard.

Un rescapé parvient à rejoindre l’armée.

Les Français, fous de rage, écoutent son récit.

Dès que l’homme se tait, Ils montent tous en selle.

Mais le comte de Foix ne s’est pas attardé.

Dès sa victoire acquise il a chevauché ferme.

Les chevaliers français arrivent donc trop tard.

Que faire ? Ils s’en retournent, ruminant leur fureur.

Quand on les voit au camp s’en revenir bredouilles

On s’en mange les poings. Le comte de Montfort,

Robert de Courtenay et le comte d’Auxerre

Avouent la rage au cœur : le gibier s’est enfui.

Mais Lavaur reste à prendre. Ils préparent l’assaut.

Et ils le livrent avec une puissance décuplée par la soif de vengeance. L’armée attaque le rempart sans relâche. Les religieux hurlent des cantiques qui stimulent l’ardeur des Croisés.

 

Chaque jour, la vague vient frapper le mur au même point faible. Il finit par céder, ouvrant une brèche béante dans laquelle s’engouffrent les assaillants qui vont commettre deux massacres. Le premier sacrifice humain est religieux. Il est ordonné par Arnaud Amaury.

Quatre cents fils de pute, hérétiques fieffés,

Sont conduits au bûcher. Tous brûlent comme torches.

 

D’après les chroniques, les Croisés manifestent « une joie extrême » autour du brasier. Les ribauds étaient, dit-on, très exaltés lorsque les flammes dévoraient les vêtements des femmes, faisant apparaître un instant leur corps dénudé avant d’en consumer la chair.

La seconde tuerie est politique. Simon de Montfort ordonne la mise à mort de tous les chevaliers faidits. Ce sont des rebelles à son pouvoir légitimé par le pape et désormais reconnu par le roi d’Aragon. Leur fidélité aux Trencavel va leur coûter la vie.

Leur chef, Aymeri de Montréal, paiera le premier par pendaison. Mais Aymeri est un colosse et la poutre de la potence, hâtivement dressée, n’est pas suffisamment enfoncée dans le sol. L’instrument de supplice s’écroule sous le poids du supplicié.

— Assez de temps perdu ! À nous y prendre ainsi, nous n’en finirons jamais, s’écrie Simon de Montfort, tirant l’épée, aussitôt imité par les siens.

En un instant, tous les chevaliers faidits sont égorgés. Ils sont plus de quatre-vingts. Désormais la noblesse des territoires de Trencavel est morte ou soumise à Montfort.

L’horreur de ce jour ne sera complète qu’avec la lapidation de dame Guiraude. La sœur d’Aymeri de Montréal était la douce protectrice des Croyants et des Bons Hommes. D’ignobles chroniques avaient répandu d’abominables calomnies faisant d’elle une femme lubrique et incestueuse. Les ribauds et les soldats lui ont fait subir leurs plus bas instincts avant de la jeter au fond d’un puits et de l’ensevelir sous les pierres jusqu’à ce que cessent ses hurlements.

 

Les Toulousains pris à Lavaur sont traités comme des prisonniers de guerre. Je fais porter une forte rançon pour obtenir la libération de Raimond de Ricaud. Il revient à Toulouse désespéré par la mort des siens.

Les hommes de la Confrérie blanche rentrent aussi. Ils franchissent nos portes au pas lent de leurs chevaux. Plus d’étendard glorieux, plus de croix sur leurs vêtements, plus d’uniforme de miliciens. Sans un mot, ils se dispersent pour regagner leurs foyers. Il n’y a plus de Confrérie blanche.

Entrés dans Lavaur au chant du Veni Creator, ils en sont sortis en pleurant à chaudes larmes. Tous connaissaient plusieurs chevaliers parmi ceux qui furent égorgés sous leurs yeux. Les prières désespérées de leurs amis massacrés resteront à jamais dans leurs oreilles. Les chevaliers faidits étaient, pour la plupart, de fidèles chrétiens animés par l’amour de leur pays. Ils voulaient le défendre contre l’invasion et rester fidèles à leur serment prêté aux Trencavel. Or, dans le pré ensanglanté où gisaient les chevaliers au pied de leurs bourreaux, les hommes de la Confrérie blanche ont compris que l’étendard de Simon de Montfort n’était plus celui d’une croisade au service de la paix de Dieu, mais celui d’une guerre au profit des ambitions d’un conquérant. Dans ce qu’ils croyaient être un combat entre l’armée du Christ et les hérétiques, ils avaient obéi à l’Église. Face à la volonté d’annexion qui anime désormais l’entreprise militaire ennemie, ils se rangent du côté de leur pays. Devant la menace, Toulouse retrouve son unité. Foulques m’ayant provoqué dans un de ses sermons, je le chasse de la ville. Il part rejoindre Montfort, suivi de son clergé emportant le saint Sacrement.

 

Raimond le cathare
titlepage.xhtml
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html